Une étude collaborative entre des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles (Belgique), de l’École Royale Militaire et de l’University College London (UK) a montré que travailler dans un environnement fortement hiérarchisé, tel que l’armée, aurait une influence négative sur le sentiment de responsabilité. Cependant, pour des groupes qui suivent un entrainement mettant en avant la notion de responsabilité, comme les candidats-officiers de carrière de l’École Royale Militaire, cet effet n’est pas observable. Cette recherche confirme la possibilité d’entraîner les individus à développer un sentiment de responsabilité.
Certains individus rapportent une diminution du sentiment de responsabilité lorsqu’ils obéissent à des ordres dans une relation de pouvoir, telles que les relations hiérarchiques. Des études antérieures chez des civils ont montré que le fait d’obéir à un ordre réduit le sentiment d’agentivité, défini comme étant le fait de ressentir que l’on est l’auteur de ses propres actions et donc responsable des conséquences de ses actions. Obéir à des ordres réduit également la manière dont le cerveau traite l’information concernant les conséquences de ses propres actions par rapport des actions que l’on choisit librement. Cette réduction de l’agentivité et du traitement des conséquences est « l’effet de l’ordre ».
Le rôle professionnel du personnel militaire implique une obéissance à l’autorité hiérarchique, sur base du mandat que la société a donné à cette autorité. Dans l’étude qui a été publiée ce lundi 31 août dans la revue Nature Communications, les auteurs se sont demandés dans quelle mesure l’organisation hiérarchique de l’armée pouvait avoir une influence sur le sentiment d’agentivité et sur le traitement neural des conséquences de ses propres actions. « Nous voulions comprendre dans quelle mesure l’environnement militaire pourrait affecter nos mesures expérimentales du sentiment d’agentivité et le traitement neural. Nous voulions aussi comparer ces résultats pour différents rangs militaires : les officiers, qui donnent généralement les ordres, et les subordonnés, qui reçoivent ces ordres », explique Emilie Caspar – Centre de recherche Cognition et Neurosciences, Faculté des Sciences psychologiques et de l’éducation, Université libre de Bruxelles -, première auteure de cette étude. « Les officiers sont entraînés à être responsables de leurs propres actions mais aussi des actions des troupes qu’ils commandent. Notre hypothèse était que les officiers pourraient avoir une expérience accrue d’être des agents responsables de leurs actes en comparaison avec les subordonnés », ajoute-t-elle.
Dans une première étude, dont la récolte de données a été réalisée dans le cadre du mémoire du sous-lieutenant Anaïs Wyns, les auteurs ont testé un groupe de civils et un groupe de candidats-officiers de 1ère année. « Les résultats de cette étude ont montré que pour les candidats officiers de 1ère année, il n’y avait pas d’effet de l’ordre : il n’y avait pas de différence dans notre mesure d’agentivité entre la condition dans laquelle ils obéissaient aux ordres et la condition dans laquelle ils étaient libres de choisir quelle action réaliser », rapporte Axel Cleeremans - Centre de recherche Cognition et Neurosciences, Faculté des Sciences psychologiques et de l’éducation, ULB Neuroscience Institute, Université libre de Bruxelles, co-dernier auteur de l’étude. Ces résultats pourraient dénoter d’une influence négative du fait de travailler dans un contexte hiérarchisé sur le sentiment d’agentivité.
Dans une seconde étude, dont la récolte de données a été réalisée dans le cadre du mémoire du sous-lieutenant Dennis Hermans, les auteurs ont comparé trois groupes de militaires : des candidats-officiers en 1ère année, des candidats-officiers en 5ème année et ayant atteint le grade de sous-lieutenant, et des volontaires de carrière ayant une expérience de 5 ans au sein de l’armée. Les résultats ont montré à nouveau une absence d’effet de l’ordre chez les candidats officiers de 1ère année, ainsi qu’une absence d’effet de l’ordre chez les volontaires de carrière. Par contre, les sous-lieutenants montraient un effet de l’ordre, avec un sentiment d’agentivité plus fort dans une situation de libre-choix que dans une situation sous commandement. De plus, les sous-lieutenants n’avaient pas d’atténuation neurale par rapport aux conséquences de leurs actions, alors que les volontaires de carrière avaient une atténuation neurale dans les deux conditions expérimentales. Travailler dans un environnement militaire semblent donc avoir une influence négative sur le sentiment d’agentivité et sur le traitement neural des conséquences de ses propres actions, mais pas si la formation est spécifiquement axée sur la responsabilisation, comme c’est le cas à l’Ecole Royale Militaire.
« Ces résultats ont d’importantes implications, tant pour la société civile que pour les organisations hiérarchisées, telle que l’armée », mentionne Patrick Haggard, co-dernier auteur de l’étude et professeur à l’University College London. « Si des études longitudinales sont menées, elles pourraient offrir la possibilité d’entraîner, de renforcer, le sentiment de responsabilité individuel ». Le Dr. major Salvatore Lo Bue, co-auteur de l’étude et professeur à l’École Royale Militaire ajoute : « Le soldat contemporain opère dans des environnements volatiles, incertains, complexes et ambigus, dans lesquels il ou elle doit parfois prendre des décisions critiques sans référence à sa hiérarchie. Il ou elle n’est plus un simple exécutant des ordres donnés par d’autres. Comprendre les mécanismes liés au sentiment d’agentivité dans le milieu militaire pourrait aider à adapter l’entrainement des soldats pour qu’ils soient capables d’alterner entre obéissance lorsque celle-ci est requise, et prendre leurs propres décisions lorsque cela s’avère nécessaire ».